Expliquer le passé négrier de la ville

Fait social total, la mémoire s’est peu à peu imposée comme une obligation démocratique. Une fois amorcé le faire mémoire total autour de la Shoah au tournant des années 1980, il est alors devenu inconcevable pour les sociétés démocratiques, au regard des valeurs et principes défendu par de tels régimes, d’ignorer leur passé tout particulièrement pour celles ayant participé, directement ou indirectement, à des crimes de masse.

Les collectivités locales ont alors inscrit à leur  agenda l’inscription de mémoires singulières dans leur espace public. Devenue enjeu de politique publique de première importance, la question mémorielle est peu à peu apparue comme objet de politique sociale. En raison de l’évolution des sociétés démocratiques vis à vis de leur passé, de la mondialisation du phénomène mémoriel, de l’importance morale à reconnaître les souffrances du passé pour mieux répondre aux maux du présent, des mobilisations appuyées par des groupes de victimes ou descendants de victimes souhaitant faire entendre leur situation, la mémoire s’est inscrite comme un véritable problème public devant être porté par les autorités en place[1]. Les mémoires de la traite et de l’esclavage en sont l’exemple le plus récent. Elles reflètent en cela l’épisode le plus actuel en matière de mise sur agenda d’une mémoire d’un crime de masse par les autorités publiques. 

Depuis plusieurs années, une autonomie plus grande, portée par les équipes municipales en place, a émergé pour dire la place du local dans la construction de l'histoire et de la mémoire nationale et pour contribuer à la production d'un territoire. C'est ce à quoi s'est attachée la ville de Bordeaux depuis 2005 et les différentes équipes municipales qui se sont succédées. Elles ont réagi à la double contrainte sociale de la reconnaissance mémorielle et de la lutte contre les discriminations raciales. L’une n’allant pas sans l’autre. Suite aux attentats de 2015 et à la montée des actes de racisme sur le territoire, la création d’une nouvelle commission mémoire a vu le jour en 2016 avec comme finalité la rédaction d’un plan mémoire autour du passé négrier de la ville construit autour d’une dizaine d’actions concrètes. Mis en place entre 2018 et 2020, ce plan aura permis à la ville de résorber son « retard » en matière de reconnaissance mémorielle, de répondre pour partie aux demandes militantes, d’inscrire la traite et l’esclavage dans l’espace public. Parce que la commune produit une identité locale au plus près des individus, à laquelle ils se réfèrent avec plus de facilité, d’aisance et de souplesse, il importe aux élus locaux de diffuser une conscience communale à travers l’image d’une population construite comme entité collective forgée par l’histoire et la mémoire locales. Il en va ainsi des villes et métropoles qui ont prospéré économiquement de par leur rôle joué dans la traite négrière, l’esclavage, le commerce en droiture. Les politiques mémorielles nationales et leurs déclinaisons locales encouragées par les militants associatifs et déployées par les personnalités élues travaillent à la (re)construction d’un territoire mobilisant des représentations particulières de celui-ci afin de refonder un pacte social. 

Le travail mémoriel engagé par la Ville de Bordeaux  s'est donc notamment concentré sur les plaques de rues. Les premières plaques  biographiques visant à présenter le rôle de personnalités bordelaises dans la traite et/ou l'esclavage ont été posées au mois de juin 2020 à la suite des mouvements de protestation en raison de la mort de Georges Floyd aux Etats-Unis. Cinq plaques ont alors été posées dans les rues Gradis, Gramont et Desse, place Mareilhac, passage Feger. La nouvelle équipe municipale poursuit aujourd'hui ce "faire mémoire" avec l'installation de nouvelles plaques (Saige, Guestier, Colbert, Louverture, Baour, Balguerie-Stuttenberg, Journu-Auber, Nairac, de Bethmann, Ravezies) et le remplacement des précentes dans un objectif d'homogénéisation et de précision via l'ajout de la phrase suivante : "

"La traite négrière et l’esclavage ont été reconnus en France en tant que crime contre l’humanité par la loi dite « Taubira » promulguée le 21 mai 2001."

 

 

 

[1] Hassenteufel P., « Les processus de mise sur agenda : sélection et construction des problèmes publics », Informations sociales, 1, n°157, 2010, pp. 50-58

[2] Les mouvements de protestations contre les violences policières et en soutien aux populations noires se sont multipliées dans le monde et particulièrement en Europe, ciblant le passé colonialiste de certains pays : cf. https://www.ouest-france.fr/monde/etats-unis/mort-de-george-floyd-la-vague-de-manifestations-contre-le-racisme-gagne-l-europe-6860972 ; https://fr.euronews.com/2020/06/11/apres-la-mort-de-george-floyd-les-manifestations-ciblent-le-passe-colonialiste-de-l-europe ; https://www.franceinter.fr/emissions/geopolitique/geopolitique-09-juin-2020

[3] Michel A. (2020), Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Seuil, coll. « Points », p. 21.