Bernard Journu-Auber (1748-1815) a obtenu en 1864 son nom de rue en raison de sa position notabiliaire. Il a été président du Tribunal de commerce puis de la Chambre de commerce, conseiller général, député, sénateur. Il a légué à la ville ses riches collections d’histoire naturelle, qui ont constitué le premier fonds du Museum d’histoire naturelle de Bordeaux.
Lui-même a été indirectement associé à la traite des Noirs puisqu’il a participé au déploiement des activités de négoce familial conduit par son père Bonaventure Journu (1717-1781) et son oncle Bernard I, par le biais de la société Journu Frères. Celle-ci a organisé cinq expéditions de traite négrière entre 1787 et 1792, donc dans l’ultime étape du mouvement d’apogée de l’implication de la cité-port de Bordeaux dans ce pan du négoce transatlantique. Le Patriote collecte ainsi des Noirs au Mozambique et les transporte à Saint-Domingue en février-mai 1790, l’Hypolite débarque 419 Noirs aux Cayes-Saint-Louis (à Saint-Domingue-Haïti) en 1792.
Les Journu ont été de grands marchands du XVIIIe siècle. Au début du siècle, Claude Journu (décédé en 1742), « marchand droguiste » (en denrées de tout genre, épicerie et droguerie) se diversifie dans le commerce de l’indigo et du sucre ultramarins. Son comptoir est situé au cœur du quartier qui fait vivre le marché bordelais des produits coloniaux, rue de La Rousselle. Il s’insère encore plus dans le système de production et d’échanges caribéen quand il devient raffineur de sucre, avec sa propre usine en 1730, rue Sainte-Croix.
Ses fils Bonaventure Journu et Bernard Journu prennent le relais. Le premier devient l’époux d’une fille de la famille de gros négociants Fonfrède, ce qui ouvre la voie à une coopération étroite entre les deux sociétés familiales. Ils essaiment dans plusieurs ports qui participent au grand commerce de produits coloniaux avec tout un réseau de commissionnaires représentant la maison : Marseille, Nantes, Amsterdam, Le Cap français à Haïti (Cap-Haïtien), tandis qu’un troisième fils, Jean-Baptiste Journu, s’installe à Saint-Domingue comme représentant de la maison dans les années 1770.
Les Journu, rejoints par les fils de Bonaventure, figurent parmi les plus grands marchands-armateurs de la place dans les années 1760-1780. Bonaventure et Jean-Baptiste sont les deux plus imposés à la capitation à Bordeaux en 1777.
Si la raffinerie de sucre est vendue en 1773, l’enracinement colonial se renforce par le mariage de Bernard II, fils de Bonaventure, avec Geneviève Auber. Il réalise en 1775 le mariage le plus riche de l’année à Bordeaux, avec 1,4 million de livres d’apport au couple, tandis que son épouse est issue d’une des familles les plus importantes de Saint-Domingue (à Port-de-Paix) avec une dot de 290 000 livres. Bernard Journu-Auber (qui a pris ce nom) devient à la fois négociant et planteur.
Bonaventure Journu s’est acheté une charge de « conseiller secrétaire du roi en la chancellerie près le parlement de Dijon », ce qui l’a anobli. Il se fait construire en 1782 un bel hôtel particulier (Fossés du Chapeau-Rouge, l’actuel 3 cours du Chapeau -Rouge, avec les Durand comme architectes), doté d’une riche collection de peintures. Son second fils, Antoine-Auguste, négociant et armateur lui aussi, voit couronner cette puissance commerciale en devenant consul de la Bourse – mais ce noble, qui a acheté la baronnie de Saint-Magne en 1785 (dans les Landes girondines), est guillotiné en mars 1794 parce qu’il a critiqué les assignats, la monnaie de papier révolutionnaire en cours d’inflation et de dépréciation.
Bernard Journu-Auber est lui aussi consul de la Bourse de Bordeaux, en 1778-1780 et préside le Tribunal de commerce de Bordeaux en 1792-1793. Il est élu député de Gironde le 1er septembre 1791 et siège parmi les modérés (Feuillants). Ce monarchiste constitutionnel se réjouit de la chute de la Terreur (qui l’a fait emprisonner quelques semaines). Devenu bonapartiste, il devient sénateur le 25 décembre 1799. Il est l’un des fondateurs et censeurs de la Banque de France en 1800 et est élevé au rang de comte sénateur ». Rallié aux Bourbon, il devient pair de France en juin 1814, jusqu’à son décès le 28 janvier 1815.
Les Journu et Journu-Auber ont incarné l’apogée du système de production et d’échanges développé dans le cadre du « pacte colonial » : monopole des armements et marchands français, économie de plantation reposant sur l’esclavage. Aussi, participer à quelques expéditions négrières s’insère-t-il dans une logique de « filière économique » incitant parfois à une sorte d’intégration verticale des activités – surtout quand la traite des Noirs connaît une forte progression dans les années 1770-1780 et quand Bordeaux est devenu le troisième port négrier français derrière Nantes et Le Havre en 1789. Rappelons que l’État lui-même encourage l’apport de Noirs aux Antilles et accorde des primes aux négriers. Journu frères se montre même innovatrice en faisant installer des ventilateurs dans les cales de ses navires…
Le trafic se poursuit pendant les premières années de la Révolution française – jusqu’à l’abolition de la traite sous la Terreur en mai 1794. Les négociants bordelais et la Chambre de commerce le défendent jusqu’au bout au nom de la liberté du commerce et de la préservation des intérêts économiques du pays et des ports – tout comme, au niveau national, les parlementaires membres du Comité Massiac qui représentent la tendance hostile à l’émancipation au sein du Comité des colonies créé à l’Assemblée en mars 1790 et dont devient membre Journu-Auber en octobre 1791 – et protestent même contre l’attribution du statut de liberté aux hommes de couleur nés de parents libres, le 15 mai 1791 – sauf Journu-Auber, qui y serait favorable en tant que membre de la Société des amis de la Constitution (l’autre nom du Club des Feuillants).
L’effondrement du système caribéen ne porte pas atteinte aux actifs immobiliers et financiers des deux branches familiales, qu’on retrouve au XIXe siècle au cœur de la grande bourgeoisie bordelaise – avec les deux négociants en vins, Bernard-Auguste Journu (1789-1854) et Jean-Paul-Auguste Journu (1820-1875).